Quand le grand ensemble devient patrimoine !

Publié le : 07 septembre 201819 mins de lecture

Quand le grand ensemble devient patrimoine. Réflexion sur le devenir d’un héritage du logement social et la fabrication du patrimoine à partir de cas exemplaires en région stéphanoise.

Thèse en Géographie et Aménagement réalisée sous la direction de Georges Gay et la co-direction de Jacqueline Bayon.

Pour réaliser cette thèse, le doctorant (laboratoire Image, Société, Territoire, Homme, Mémoire, Environnement – isthme – de l’université Jean Monnet de Saint-Etienne) a été accueilli par les associations d’organismes d’hlm de Rhône-Alpes (ARRA hlm) et de la Loire (AMOS 42), dans le cadre du dispositif CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche en entreprise), avec les soutiens de la DDE de la Loire et de Saint-Etienne Métropole.

Le démarchage de ces partenaires était motivé par l’envie d’être au plus près de l’expérience des praticiens, afin d’une part de pouvoir enrichir la réflexion par l’observation des pratiques des acteurs de terrain, et d’autre part de mettre les analyses à la disposition de ces acteurs en vue d’une traduction opérationnelle :

sans être une recherche-action au sens strict du terme, la thèse s’est nourrie de la position d’observateur-participant offerte par le dispositif (immersion dans le quotidien des associations) ;

en retour, la réflexion scientifique a permis dans un premier temps de donner à voir aux organismes HLM leur parc de logements d’un point de vue décalé, dans l’ouvrage HLM et patrimoine, l’héritage de l’habitat social dans la Loire1 co-rédigé par le doctorant, et dans un second temps de porter un regard réflexif sur les actions menées dans les grands ensembles par les organismes, afin de fournir à ces derniers des pistes de réflexion et d’action.

Le sujet

Cette thèse n’est pas un travail de commande, mais une démarche de recherche autonome, le sujet ayant été défini en amont. Sur fond de cinquantenaire des premiers grands ensembles de logements sociaux français, anniversaire éminemment symbolique, la question de départ est celle du devenir de ces héritages. Ce dernier apparaît en effet comme flou, du fait d’une ambivalence : la presse diffuse de spectaculaires images de démolitions engagées dans le cadre des vigoureuses politiques de renouvellement puis de rénovation urbaine, mais le nombre de logements démolis dans des grands ensembles est inférieur à celui de ceux conservés. Des grands ensembles sont adaptés, via des travaux plus ou moins lourds, et pour quelques rares cas, un label Patrimoine du XXe siècle, s’il ne les protège pas, vient quand même, au moins symboliquement, les inscrire dans la durée, le patrimoine étant en théorie à transmettre aux générations futures.

Dans la tradition de la géographie sociale, l’une des idées directrices de la thèse est de travailler la question du devenir des grands ensembles à partir d’un cas d’étude : il s’agit d’analyser dans le local des processus généralisables. Le cas d’étude retenu, situé à Saint-Etienne, est celui des quartiers Sud-Est, composés des grands ensembles de Beaulieu, la Marandinière, Montchovet et la Palle. S’il présente bien sûr des singularités, le cas stéphanois est en effet exemplaire :

  • les grands ensembles y sont fortement présents, et de manière précoce, du fait d’une production massive qui permet d’endiguer la crise du logement qui dans les années 1950 vaut à Saint-Etienne le surnom de « Capitale des taudis » ;
  • Saint-Etienne connaît à partir des années 1970 la quasi-totalité des dispositifs de

Politique de la ville, jusqu’à la rénovation urbaine. La démolition de la barre dite « Muraille de Chine » en 2000 est d’ailleurs la première de toutes celles qui, cette année-là, lancent la politique de rénovation en France.

enfin, les quartiers Sud-Est de Saint-Etienne, pourtant voisins, présentent aujourd’hui un éventail de situations variées voire contrastées. Il ne reste plus qu’un sixième des logements du grand ensemble de Montchovet à l’issue des démolitions, et le grand ensemble de la Marandinière est profondément remodelé (démolition partielle-reconstruction) ; les peuplements sont recomposés du fait des relogements ; des travaux d’adaptation sont menés dans les grands ensembles de la Palle et Beaulieu ; ce dernier est labellisé Patrimoine du XXe siècle depuis 2003.

Ces actions, menées parallèlement et par certains aspects de manière contradictoire, donnent une situation complexe et un aperçu a priori presque cacophonique du devenir des quartiers Sud-Est. La thèse s’attache donc à trouver une clé de lecture permettant d’expliciter et clarifier cette situation.

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La réflexion et son développement

La thèse s’organise en trois parties. Le découpage est thématique, avec d’abord une nécessaire présentation des terrains d’étude, puis une enquête sur les faits contemporains et enfin une analyse critique permettant montée en généralité et mise en perspective ; il est en même temps chronologique, avec une histoire des grands ensembles stéphanois, puis une analyse des politiques et actions en œuvre ces derniers années et enfin la formulation de perspectives d’évolution dessinées à partir de ces dernières. Ce résumé reprend cette organisation.

 

Première partie

Présentation du terrain d’étude : origines et évolutions des grands ensembles du sud-est de Saint-Etienne.

Le choix est fait de prendre la question du peuplement pour fil rouge de la première partie de la thèse, portant sur l’histoire des grands ensembles du sud-est de Saint-Etienne. Le logement social se définit en effet par la population à laquelle il s’adresse (aujourd’hui désignée entre autres par un plafond de ressources). L’hypothèse est ainsi faite dès le départ que c’est à ce niveau-là que l’on doit pouvoir interpréter ce qui se joue aujourd’hui en termes de valorisation et d’évolution des grands ensembles.

Un premier chapitre s’efforce ainsi de pointer la filiation entre l’habitat ouvrier patronal stéphanois (dès le milieu du xixe siècle) et le logement social (à partir de la fin du xixe) : besoins, formes, etc. Des similitudes sont aussi constatées dans l’organisation hiérarchique du parc de logements : le patronat accorde toute son attention et ses meilleurs logements aux ouvriers et employés les plus qualifiés, qu’il est nécessaire de fixer ; ce chapitre montre, statistiques à l’appui, que, dans des logements qui sont alors parmi les plus confortables de la ville, les grands ensembles stéphanois accueillent à leur livraison une population mixte de salariés de profil large, dont une part de ménages démunis réelle mais relativement modeste. En somme, les grands ensembles n’ont pas été faits (exclusivement) pour les

pauvres. Aux côtés d’une partie du parc privé plus ou moins salubre ou d’abris précaires, ce sont d’autres parties du parc hlm, sous forme de petites opérations (PLR, PSR, Million) qui tiennent le rôle d’accueil des plus pauvres, dans une logique toutefois de relégation à signaler, ces opérations étant implantées dans des marges.

 

Le second chapitre montre que, à partir de la fin des années 1970, certains grands ensembles assurent ensuite une mission significativement voire exclusivement plus sociale. Le cas de Montchovet est emblématique : le projet Développement social des Quartiers tel qu’il est mené a pour effet d’accélérer le regroupement des ménages pauvres d’origine maghrébine sur ce groupe important (plus de 1200 logements). L’effet principal est l’instauration durable d’une situation sociale particulièrement difficile, avec des faits divers dramatiques. Elle conduit en 1995 à la décision de démolir l’immeuble emblème du quartier, la « Muraille de Chine » (526 logements, plus de 250 m de long). Toutefois, au moment où celle-ci est effective, le grand ensemble de Beaulieu, qui comme d’autres garde une population relativement mixte et connaît une évolution tranquille, fait l’objet d’une réhabilitation soignée.

Cette opposition entre les voisins Montchovet et Beaulieu permet de terminer l’historique en signalant que l’histoire des grands ensembles n’est pas uniforme : si certains font l’objet d’un traitement lourd du fait d’une situation sociale difficile, tous ne sont pas moribonds. Ils restent donc à gérer.

Deuxième partie

Enquête sur l’actualité : la rénovation urbaine et la question du patrimoine.

La deuxième partie de la thèse est une enquête portant sur les quartiers Sud-Est de Saint-Etienne depuis les années 2000. Pour comprendre ce qui se dessine pour l’avenir, le parti-pris retenu consiste en effet à identifier, comprendre et expliciter, dans leur complexité et leur dynamique, les stratégies socio-spatiales mises en œuvre aujourd’hui par les différents acteurs de l’évolution des grands ensembles. Cette partie, cœur de la thèse, est celle où la question du patrimoine est introduite : un intérêt tout particulier est en effet accordé aux opérations de valorisation de patrimoine(s).

Si l’on prend le terme de patrimoine tel que l’emploient ou le conçoivent les différents acteurs, beaucoup d’initiatives se croisent. Pour l’organisme, le terme est utilisé dans un sens notarial et immobilier pour parler de groupes à gérer dans le cadre de Plans stratégiques de patrimoine. L’intervention plus ou moins lourde sur le bâti vise une finalité sociale, et en particulier de peuplement : le programme labellisé anru (démolition, reconstruction, réhabilitation) vise à « casser le ghetto Montchovet », attirer de nouvelles populations et conforter les peuplements là où ils sont mixtes.

Pour des institutions culturelles, certains grands ensembles sont des témoins de l’histoire urbaine française. En 2003, Beaulieu se voit ainsi décerner le label Patrimoine du xxe siècle pour signaler ses spécificités bâties et historiques (c’est l’un des six premiers de France). Pour le cinquantenaire (2005), Saint-Etienne Ville d’art et d’histoire2 y conduit des actions de valorisation, dont la reconstitution d’un appartement des années 1950 avec l’aide d’habitants installés depuis l’origine3 (recueil de mémoires et d’objets) et le soutien de l’organisme d’hlm. La dimension culturelle du patrimoine surgit dans son aspect immatériel aussi avec la question des mémoires de populations installées plus récemment, dans un travail de deuil mené avec peu de moyens par des associations et structures socioculturelles à l’occasion de démolitions.

Le lien établi entre les différentes acceptions du terme de patrimoine (culturelle et notariale) permet de poser en conclusion de partie le constat d’une « patrimonialisation » des grands ensembles, processus de (re)valorisation tant symbolique que matériel.

Troisième partie

Montée en généralité et mise en perspective : les grands ensembles vers un retour aux sources ?

 

Une part importante du travail d’analyse est alors de donner du sens à cette association entre grand ensemble et patrimoine, en en fournissant des clés d’explication et en la replaçant dans la perspective des logiques de gestion par l’organisme d’hlm évoquées plus haut, en particulier le peuplement et l’intervention sur le bâti.

 

La patrimonialisation des ensembles de logements sociaux est généralement associée à des initiatives de préservation du bâti (principalement en raison de son exemplarité architecturale). Ces initiatives apparaissent souvent aux organismes comme discordantes au regard des logiques de gestion, en particulier l’adaptation à la vie qui continue. Les organismes ne souhaitent en effet généralement pas voir leurs groupes mis « sous cloche »4. Le casse-tête de la restauration de l’Unité d’habitation Le Corbusier à Firminy, classée Monument historique, marque d’ailleurs le mouvement hlm local.

 

Toutefois, cette réticence à la « muséification » ne signifie pas insensibilité à l’architecture. Dans le cas de Beaulieu à Saint-Etienne, l’organisme affirme avoir tenu à « faire des greffes qui vont dans le sens initial » lors des réhabilitations de 2000 et 2006 (respect des matériaux, couleurs et modénatures, références aux années 1950). Mais l’interprétation donnée dans la thèse établit que ce respect pour l’architecture moderne tient plus au fait que cette dernière a été l’outil d’un projet sociopolitique lui-même moderne, celui porté par ce que l’on nomme le « mouvement hlm ». Beaulieu, groupe parmi les plus anciens produits par les bailleurs sociaux sur le territoire stéphanois, comme d’autres groupes évoqués dans la thèse (Ancienne cité de la Romière au Chambon-Feugerolles, cité Tony Garnier à Lyon), symbolise pour les acteurs de l’habitat social local un emblème de l’institution. Occupé aujourd’hui encore par une population mixte, Beaulieu représente plus précisément la mémoire d’une

 

certaine idée initiale du logement social pour tous, et non d’un logement social pour les seuls démunis que certaines orientations ou lois ont eu pour effet de mettre en place. Son appartement reconstitué des années 1950, au mobilier mixte, est d’ailleurs l’un des éléments de cette représentation.

 

Mais la démarche va plus loin encore : Beaulieu s’impose comme modèle refondateur pour les quartiers Sud-Est remodelé. Son architecture adaptée à la colline sert en effet de modèle pour la reconstruction du grand ensemble de la Marandinière situé sur la colline voisine (cf. carte), en une opération dont les statuts variés (locatif privé et public, accession sociale à la propriété) affichent clairement une espoir de mixité sociale. Beaulieu est ainsi un point d’appui, y compris donc au sens topographique, pour la « reconquête » du reste du parc de

grands ensembles qui a connu une paupérisation de sa population. En somme, un retour aux origines est implicitement tenté.

Ce rapport au passé ramène encore à l’idée du patrimoine. La patrimonialisation peut ainsi être comprise comme une démarche de réhabilitation au double sens que l’on peut donner à ce terme : réhabilitation matérielle, parce qu’elle renvoie à une attention portée aux bâtiments, mais réhabilitation aussi au sens juridique du terme, parce qu’elle est la réponse à un procès qui par le passé a conduit une partie des grands ensembles à la paupérisation massive et à la relégation.

Dans le champ de la recherche en sciences humaines, cette analyse rejoint d’autres réalisées de manière concomitante7 sur la recherche de mixité sociale revendiquée par plusieurs acteurs institutionnels des projets anru. Mais là, l’approche dans l’épaisseur du temps et par l’utilisation de la notion décalée de patrimoine permet de pointer l’ancrage historique de la démarche.

Apports de la thèse à la réflexion et aux débats sur l’habitat social : une posture réflexive offerte aux organismes d’HLM.

Ce travail doctoral s’est efforcé de dépasser la stricte et classique analyse des politiques publiques et de leurs effets, en prenant aussi en compte, dans la recherche sur l’objet logement social, des éléments de subjectivité des acteurs. Ce travail offre par là aux praticiens de quoi construire une posture réflexive susceptible d’enrichir leur action. Deux pistes peuvent être explorées.

Patrimonialisation et gestion des grands ensembles.

En région parisienne, des cas très médiatisés de conflits au sujet du devenir de grands ensembles opposent durant les années 2000 défenseurs du patrimoine architectural du xxe siècle et acteurs de la rénovation : Serpentin d’Emile Aillaud à Pantin, Etoiles de Renaudie à Villetaneuse, cité de l’Etoile de Candilis à Bobigny… Dans ces affaires, les démarches patrimoniales ont pu être perçues par les bailleurs sociaux comme des opérations ponctuelles, gratuites et anecdotiques de protection et de valorisation de l’architecture. Mais, replacée dans le contexte global de la production et de la gestion des grands ensembles, la patrimonialisation peut participer à leur revalorisation : à partir de l’analyse des logiques et enjeux en œuvre dans le cas stéphanois, il est en effet possible d’imaginer pouvoir monter en généralité par-delà la seule question architecturale pour faire de la patrimonialisation à la fois l’expression des logiques qui ont porté la production des grands ensembles, et le levier de la mise en cohérence de stratégies de revalorisation-réhabilitation symbolique et matérielle des grands ensembles. La traduction concrète de la démarche dans le champ opérationnel est dès lors à inventer.

Le peuplement des grands ensembles : le logement social pour le plus grand nombre de profils sociaux possibles.

La mise en lumière, par l’analyse scientifique, d’une démarche de retour aux sources des grands ensembles vient alimenter les débats sur la ou les populations destinataires du logement social, et donc sur les missions de ce dernier, débats qui ont lieu dans le champ de la recherche, mais aussi plus généralement dans les domaines politiques et sociaux. L’histoire du peuplement des grands ensembles du sud-est de Saint-Etienne met en effet en évidence un paradoxe qui traverse le projet porté par le mouvement hlm : s’il assure pleinement une mission sociale toujours plus forte (fin du plein emploi et montée de la précarité), il perçoit aussi le fait de pouvoir continuer à accueillir une population plus large, dans le respect des plafonds de ressources, comme un enjeu vital. L’histoire et les expériences désastreuses de relégation des pauvres dans des groupes de logements importants enseignent que le succès de la démarche de mise du logement à la portée des plus démunis repose sur la capacité du logement social à être le logement de tous, et donc à attirer ou retenir aussi ceux qui s’en détournent quand ils en ont matériellement la possibilité.

Ces enjeux dépassent le cadre du logement social et sont au cœur des politiques urbaines. Enrayer les processus ségrégatifs et entretenir la mixité sociale sont des objectifs essentiels pour l’avenir des villes, notamment des parties centrales des agglomérations touchées ici par la gentrification, menacées là, à Saint-Etienne par exemple, par la ghettoïsation.

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